La mue du Rôtillon, ou le renouveau du pittoresque au centre-ville
Par Géraldine Schönenberg 5.2.2014 Le Temps
Le quartier lausannois s'est délité pendant près d'un siècle, frappé d'inertie. Il vient de se réveiller, en couleurs, grâce au dernier projet qui clôt son processus de reconstruction: l'îlot b' de l'Atelier niv-o.
Les gens du Rôtillon, documentaire poétique réalisé par Liliane Annen en 1976, pénétrait au coeur de
cette enclave désuète, encaissée en contrebas de la rue de Bourg. On y suivait ses occupants, artisans
et artistes, à travers les ruelles étroites et escarpées jusqu'à l'intérieur de leurs échoppes. Ils s'y
côtoyaient dans une promiscuité heureuse et se retrouvaient au Café du soleil. Déjà, ils s'inquiétaient
de la démolition annoncée de «leur village» aux bâtisses délabrées où régnait la douceur de vivre mais
qui faisait tache dans la cité. Une tache que l'on aurait aimé effacer en redonnant du lustre à ce bout
de territoire lausannois par la vertu de la modernité.
Mais comment appâter les investisseurs dans ce coin de ville à l'abri de la lumière? Depuis les années
20, les projets successifs de réaménagement de la parcelle ont avorté les uns après les autres. Ivo
Frei, architecte lausannois de l'Atelier niv-o, retrace les étapes d'un destin architectural contrarié, qui
permet de mieux comprendre l'étrange topographie de la ville tout entière: «Lausanne est construite
sur trois collines, la Cité, Saint-Laurent et la rue de Bourg. Et au milieu coulent deux rivières: le Flon et
la Louve. A l'origine, le Rôtillon était un lieu ouvrier composé de tanneries et de moulins qui suivaient
les berges du Flon et ses méandres.»
Puis la rivière fut couverte au milieu du XIXe siècle, en même temps que fut comblée la Riponne, où
passait la Louve. «Dans les années 20, avec l'avènement de la voiture et de l'hygiénisme, poursuit
l'architecte, on a démoli une bonne partie du quartier. Puis s'est dessinée la rue Centrale où se sont
élevés, dans les années 30, quelques immeubles des deux côtés de la route. Puis le krach boursier de
1929 a laissé en suspend l'essor programmé du quartier.»
La parcelle biscornue du Rôtillon est donc restée en semi-friche jusqu'en… 2002! Dans les années 50,
l'architecte Bonnard avait bien suggéré d'y élever des tours assez hautes pour permettre de voir le lac
mais son projet fut balayé et la question fut éludée par l'aménagement d'un parking. Le quartier a
ainsi vivoté, hybride, entre 1920 et les années 2000, entre constructions vétustes qui attiraient des
marginaux, no man's land urbain et immeubles épars côté route.
De nouveau, un projet de tours fut refusé par votation dans les années 80. Puis les bâtiments en
décrépitude furent vendus à la Ville de Lausanne, les sociétés immobilières s'en délestant, se
désespérant d'en tirer le moindre profit. «Personne n'avait l'idée de venir y habiter car il y a peu de
soleil et du bruit, avec le flot des voitures dans la rue Centrale. La Ville racheta donc les terrains
morceau par morceau et mit en oeuvre, dans les années 90, un plan avec le Service de l'urbanisme qui
eut l'intelligence de garder le parcellaire, datant du Moyen Age, en l'état avec sa topographie
particulière», explique Ivo Frei, qui fut l'un des trois architectes mandatés par la ville pour opérer,
enfin, la reconstruction et la réhabilitation de cette parcelle oubliée dont l'atout majeur était de se
trouver au coeur de Lausanne.
Solliciter plusieurs bureaux s'imposait pour garder l'esprit de diversité architecturale du centre
historique, la vieille ville, surplombant le Rôtillon, résultant d'«un assemblage de bâtiments construits
au gré du temps», selon l'architecte. Ivo Frei souligne l'importance de ce plan partiel d'affectation de
1994: «C'est la première fois qu'un plan d'urbanisme a été voté depuis les années 30.» Un sujet
d'actualité brûlant puisque les Lausannois attendent de pouvoir se prononcer, en avril, sur le projet de
la tour Taoua dans le quartier de Beaulieu…
Aujourd'hui, au Rôtillon, l'Atelier niv-o vient donc de livrer, avec l'îlot b', son interprétation moderne
de l'esprit «village», fondateur du lieu, et met le point final à la réhabilitation du quartier. «La Ville
nous avait enjoint de trouver des investisseurs. Début 2000, une coopérative s'est laissé convaincre
(car ce sont des logements subventionnés)», révèle Ivo Frei, dont le premier bâtiment conçu est sorti
de terre en 2005 (sur la rue Centrale), adoucissant le paysage par sa façade jaune. «Pour l'îlot b', nous
avons déterminé la place des bâtiments en respectant les limites de la parcelle et en retissant des
chemins pavés à l'échelle des ruelles moyenâgeuses mais aussi à l'échelle de la vieille ville car les
chemins se greffent dans la zone piétonne qui existait déjà. Il n'y avait donc pas besoin d'élargir les
rues pour les voitures», explique Ivo Frei.
Dans cette imbrication de constructions à la configuration tortueuse, directement en contrebas de la
rue de Bourg, le défi majeur pour l'architecte était d'y faire pénétrer généreusement la lumière tout en
préservant la vie privée des habitants.
«Il a fallu gérer la proximité, l'intimité mais aussi les ouvertures pour offrir de la lumière et des vues
sur la ville. Nous avons eu toute une réflexion pour concevoir des espaces clairs dans cette géométrie
difficile. Il a fallu positionner les appartements de façon à ce que chacun offre un dégagement avec
des perspectives sur la rue par de larges ouvertures, en diagonale, dans les angles, sans vis-à-vis
avec les voisins. Il a aussi fallu composer avec les différences de niveaux du terrain.»
L'îlot b' est habité depuis le printemps 2013: une quarantaine d'appartements dont certains
subventionnés – d'autres luxueux avec toit-terrasse et vue sur la Cité et la cathédrale –, une crèche,
des bureaux et bientôt des boutiques et des restaurants. Une mixité sociale qui recrée cette structure
quasi familiale vantée par «les gens du Rôtillon» dans le documentaire de 1976. L'incongruité (dans
l'esprit de certains) a été de badigeonner les façades de couleurs vives, en rappel de l'arrière des
bâtiments de la rue de Bourg.
«C'était pour redonner vie au quartier, et surtout pour rendre compréhensible cette volumétrie très
complexe. Il y avait tout un problème d'expression car on a conçu un bâtiment là où il y en avait six.
Et la couleur a aidé à clarifier cette architecture», déclare Ivo Frei, qui a fait appel à un ami coloriste,
l'artiste peintre Claude Augsburger, pour déterminer le choix des couleurs (qui existaient déjà dans le
paysage architectural) et leur hiérarchie, que la Ville a ensuite validé.
«Claude Augsburger a évalué la densité des pigments en fonction de la dimension des façades. On a
tenu compte aussi du fait qu'avec le soleil, les teintes allaient se délaver. Les couleurs sont vives mais
très vite elles vont perdre 10 à 15% d'intensité. Dans deux ans, on parviendra au ton idéal et cela pour
une dizaine d'années. Si tout avait été blanc, on aurait eu une impression de bloc stérile, plus dure.
Grâce aux couleurs, les volumes se dissocient, se parlent.»
Le quartier a retrouvé une dimension humaine tout en conservant ses repères historiques: ses
passerelles, ses passages confidentiels. Mais il offre aussi un visage moderne avec ses nombreuses
ouvertures vitrées, ses toits-terrasses et ses extérieurs collectifs, comme l'espace de jeux pour les
enfants.
Et la poésie s'immisce par touches discrètes: les toitures plantées de prairie fleurie sont envahies l'été
de cosmos de plus d'un mètre et un homme-cheval sculpté par Nikola Zaric sert de point de repère au
coeur du dédale.
© 2014 Le Temps SA
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